L’art pyrotechnique au rang de l’opéra? «L’ambition est de considérer le feu d’artifice non pas comme une simple distraction du 14 juillet, ou comme lors d’une petite fête gratuite où l’on fait péter quelques pétards en l’air, mais de construire vraiment un spectacle de une heure quarante, avec une construction, une scénographie, une réalisation, une mise en tension du public», affirme Patrick Jolly, producteur et co-réalisateur du Grand Feu de Saint-Cloud, en lisière de Paris. La cinquième édition est organisée ce samedi 7 septembre. «C’est comme si vous alliez à un concert de rock ou à un opéra. Le feu d’artifice sait mettre tous les sens et toutes les émotions en éveil», poursuit Patrick Jolly, pour justifier que l’entrée du Grand Feu soit payante.
Car la plupart des feux d’artifice sont gratuits. Ou, plus justement, ils sont payés par les impôts, mais cela, les spectateurs l’oublient souvent. Patrick Jolly lui, a essuyé une polémique sur son Grand Feu payant. «C’est un vrai spectacle!», insiste-t-il. Un show au coût important: 700.000 euros qui dépassent le million avec les plans media et communication. Patrick Jolly l’assume, c’est lui qui finance. Et tant pis si les 23.000 spectateurs ne lui permettent pas d’entrer dans ses frais. Le feu d’artifice est sa passion. Quand il en parle, ses grands yeux bleus pétillent comme s’il avait cinq ans. C’est pourtant un homme d’affaires redoutable, ingénieur en bâtiment, pdg du groupe de presse immobilier à succès de Particulier à Particulier, qu’il a fondé en 1975. Mais pour son Grand Feu, il flambe. «J’ai découvert avec mon épouse la force de l’instinct», dit-il.
Pour rien au monde Patrick Jolly ne raterait le feu d’artifice de Valence, en Espagne, un feu sec, sans musique, qui claque, une mascletta de six minutes aux 120 décibels qui battent dans la poitrine, «donnent le grand frisson». Il aime aussi les feux chinois, qui font bien moins de bruit, panachés poétiques. C’est le feu ibérique qui lui a donné l’envie de l’importer en France. «Chez nous, je trouvais que les feux d’artifice souffraient des musiques qui n’avaient aucun intérêt. Tirer un feu sur Alexandrie, Alexandra, ça me gâche mon spectacle!», lâche le spécialiste. Il lui fallait un artificier. Ce sera Jean-Eric Ougier, «magicien globe-trotteur» dont la société Fêtes Feux est à l’origine des Nuits de feux de Chantilly, des spectacles au château de Versailles, ou plus récemment, de l’inauguration du musée du Louvre à Lens et du feu du 14 juillet au Champ de Mars et au Trocadéro. Les deux hommes ont en commun une même aptitude pour la jubilation. Le succès du Grand Feu a été immédiat.
Trente tableaux pyrotechniques calés sur la bande son
Sur le pelouse du domaine de Saint-Cloud, quand les prémices retentissent, les vidéos sur les téléphones portables s’allument comme autant de lucioles pour en capter l’instant, visuel et sonore. Car le Grand Feu est musical. «C’est moi qui en fais la bande son», s’enorgueillit Patrick Jolly, qui est aussi un guitariste rock n’roll, et a même composé trois musiques de téléfilms pour Madame le Consul et L’avocate. D’ailleurs, c’est par la musique que tout commence au Grand Feu. Les trente tableaux pyrotechniques sont calés sur la bande son. et le premier morceau est toujours Aïda, de Verdi, avant de brasser plusieurs genres, plusieurs époques, qui bluffent le public. Il y a de la fumée, des débuts avec des Bengale. «Je dis aux artificiers, qui ont une connaissance des produits exceptionnelle: vous embrasez le paysages sur des nappes de synthé». Patrick Jolly intercale quelques feux secs, joue des silences, prévient le public: «Si vous n’entendez pas de musique, ce n’est pas une panne électrique». À la fin, Jolly se régale à assommer le public d’un bouquet final à nulle autre pareil.
Malgré son énorme succès populaire, le feu d’artifice est dénigré. «Ce n’est même pas un art mineur. Le public considère que ce n’est pas un art, seulement des bombes en l’air qu’on fait péter , déplore Patrick Jolly. Or, Jean-Eric Ougier construit des feux d’une précision technique et artistique prodigieuses!». On se souvient de cette composition horizontale qui, en 2011, avait littéralement scotché le public. La musique avait démarré, le feu avait fusé dans le sens d’une portée. Pourtant, «le feu d’artifice n’a pas toujours été mis au ban des arts», rappelle Jean-Eric Ougier.
«À partir de Louis XIV et durant plus de 300 ans, la pyrotechnie a été l’art le plus apprécié. C’était celui de la haute société, des puissants qui avaient bien saisi l’intérêt d’inscrire cette activité économique dans leur action politique», rappelle l’artificier. Louis XIV, mais aussi le général de Gaulle et le président Mitterrand, jouèrent ainsi avec le feu. L’exemple du dernier 14 juillet avec les couleurs arc-en-ciel autour de la tour Eiffel fut d’ailleurs un exemple de récupération politique. Alors que Jean-Eric Ougier avait construit son spectacle autour de la devise de la République -Liberté, égalité, fraternité-, lui donnant les couleurs de la nation sud africaine de Nelson Mandela, d’aucuns y virent, en pleine polémique française, un acte militant pour le mariage gay.
«Aujourd’hui, Il est considéré soit comme un acte de nouveau riche, très “show off”, soit au contraire, par une certaine élite, comme trop populaire», reconnaît Jean-Eric Ougier. La faute aux artificiers qui n’ont jamais vraiment su communiquer? «Le problème est d’abord structurel: la plupart des feux d’artifice sont des one shot. Certains ne le sont pas mais c’est assez rare», dit-il. D’où l’idée du spectacle global, dont le feu est un acteur, un élément de langage, un décor, un engrenage, pas une fin en soi.
«Le cirque a fait sa révolution. Le feu d’artifice commence la sienne», affirme l’alchimiste. Jean-Eric Ougier voudrait pouvoir utiliser des pièces sur mât par exemple, des éléments de proximité avec le public. «Je veux changer le regard sur le feu d’artifice», clame Ougier qui, pour ce faire, mise sur la pédagogie. Cette 5e édition est dédiée à André Le Nôtre, le «jardinier du roi» dont on fête cette année le 400e anniversaire de la naissance. Sans «abrutir le public par une érudition ostentatoire», l’artificier raconte, explique la longue histoire de cette «forme artistique la plus maîtrisée du feu», sa diversité à travers le monde, sa technicité. De quoi donner du sens à ce «ballet», ces «tableaux chorégraphiques».
Mais enfin, à quoi bon s’investir autant pour un art si éphémère? On ne revoit jamais un feu comme un numéro de cirque ou une pièce de théâtre. «Nous créons le souvenir», affirme l’artificier. «Il y a l’ambiance de l’air, de l’odeur. Les gens adorent l’odeur de la poudre». Peut-être y aurait-il un moyen de faire durer le plaisir. Patrick Jolly et lui-même rêvent de partir en tournée avec le Grand Feu. Et pour la première fois cette année, les artificiers devraient saluer sur le devant de la scène, comme pour n’importe quel spectacle vivant.